10/4/2020
Somptueuse, toi, ma plume d'or, va sur la feuille, va au hasard tandis que j'ai quelque jeunesse encore, va ton lent cheminement irrégulier, hésitant comme en rêve, cheminement gauche mais commandé. Va, je t'aime, ma seule consolation, va sur les pages où tristement je me complais et dont le strabisme morosement me délecte. Oui, les mots, ma patrie, les mots, ça console et ça venge. Mais ils ne me rendront pas ma mère. Si remplis de sanguin passé battant aux tempes et tout odorant qu'ils puissent être, les mots que j'écris ne me rendront pas ma mère morte. Sujet interdit dans la nuit. Arrière, image de ma mère vivante lorsque je la vis pour la dernière fois en France, arrière, maternel fantôme.
Albert Cohen, Le livre de ma mère
Les mots consolent-ils ? Vengent-ils ? C’est certain, ils ne nous rendront pas les disparus. Mais ils les font revivre, si ce n’est que pour soi, si ce n’est que le temps d’un silence si profond qu’on s’y enlise comme pour ne plus jamais refaire surface, et dans cette autre réalité où la pensée, le regard et les mains sur le clavier sont unis en une si parfaite symbiose qu’il ne semble pas y avoir de latence dans ce passage, on parvient à les toucher, fugacement, à respirer une odeur de chair, à voir s’esquisser un sourire ou un soupir avant même qu’ils ne soient, à entendre une voix lointaine, mais à la fois si proche, prononcer son prénom, et chaque inflexion, chaque intonation est si vraie qu’on se surprend à y répondre.
Et il arrive alors qu’on se dise qu’il est plus facile de parler aux morts qu’aux vivants.
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