18 avril 2020
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Les caméléons
(extrait d’un roman en cours)
L’île est un cristal qui se défait au niveau des ponts minuscules, des passerelles minutieusement construites.
Une fois le point de jonction affaibli, toute la structure menace de s’écrouler.
Le cristal est fragile, ne le savent-ils pas ?
Il suffit d’un cri.
Il suffit d’un cri.
Et tout se fragmente. Et voilà les éclats, les fragments, les lames et les lamelles qui rayonnent dans toutes les directions, vers tous les points cardinaux, et voyez-les, ces gens suspendus dans ce temps d’artifice où leur avenir est en ballottage, voyez-les, qui ne savent pas encore qu’ils seront soit les catalyseurs de la débâcle, soit ses premières victimes, voyez-les, le nez encore au vent, humant l’air pollué de l’île et les miasmes de leurs propres pensées, tellement ignorants, tellement innocents, tellement coupables !
Les caméléons silencieux s’assemblent. La congrégation grandit. Ils sentent que leur heure est venue. C’est le jour des caméléons. L’île arc-en-ciel ne mentira plus, puisqu’ils sont, eux, le véritable arc-en-ciel, ils sont les héritiers des justes qui jadis ont rêvé ce pays, ceux qui ont cru qu’ils tenaient un miracle dans leur paume, mais de miracle il n’y en a eu qu’un seul, le miracle économique, c’était là le seul but des héritiers du pays, aucune autre vision n’était permise, il fallait créer la mangeoire, l’auge dans laquelle l’on déverserait l’infâme bouillie où ceux qui le pourraient viendraient plonger leur groin, il n'y aurait pas de place pour tous, c’est sûr, il faudrait se bousculer et jouer des coudes, et la fable d’Orwell trouverait ici sa parfaite illustration, mais ce n’étaient pas juste les cochons qui seraient la race privilégiée, ils voudraient tous en être, et tous tenteraient de prendre la place des cochons, c’est ainsi depuis que le monde est monde, l’auge se désemplit et les groins sont plus avides et les nourrains ne peuvent plus se nourrir, c’est dans l’ordre des choses, qu’ils crèvent donc ! Et les caméléons attendent.
Un grand vent s’élève pour balayer les restes. Il rafraîchit les téguments et les peaux. Quelques-uns lèvent les yeux, espérant peut-être que la pluie reviendra enfin. Mais l’air a la texture du sable et le ciel carmin est orphelin de nuages. Les yeux sont irrités par des poussières à l’odeur de soufre.
Personne ne sait qu’un volcan ouvre sa bouche tout au fond de l’océan, un Léviathan patient et affamé qui voudrait se gorger et se repaître de chair humaine.
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