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RUE LA POUDRIERE, roman (1989)

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Cela peut arriver, vous savez. Tout arrive. Mon cri est vrai, il s'injecte clans cette ambiance torride comme un souffle d'air. Je n'existe plus, mais mon âme est toujours prise dans sa course d'éternité, sans remise, sans repos.

Je suis un fantôme qui erre dans Port-Louis. J'ai bu au poison que m'a versé Marie, et je ne suis pas encore morte. J'ai dû courir encore, loin de mes peurs. Mon esprit est parti le premier. Le mal était lent, comme celui qui a dû attaquer toutes les victimes de Marie, lent et insidieux, sans brutalité, presque intime, presque complice. Des heures, des jours? Je ne sais pas. Je me nourris des restes des poubelles, et je bois autant d' eau que je peux, parce que tout brûle. A l'intérieur de moi, tout brûle. J'ai dû courir pour fuir les regards, trop de regards coupables autour de moi, puis je cours rattraper mon jour qui descend, qui s'évanouit. Et hier ou aujourd'hui, je me suis consumée avec une bougie, je me suis brûlée à petit feu, et vous m'avez regardée, vous m'avez entendue. Je n'aurai pas droit au sommeil tant que je n'aurai pas bouché toutes les bouches, délivré ma tête de tous ses cris, toutes les pensées hurlantes qui s'y bousculent. Bien sûr, je ne dévasterai rien. A part tout ce qui, à l'intérieur de moi, aurait pu avoir nom d'espoir. Je me suis peut-être détruite moi-même, mais j'espère avoir tout au moins emporté avec moi quelque chose, une parcelle vivante de ce Port-Louis qui vibre de toutes ses incongruités, un peu de l'essence de ces gens qui y mènent leur vie d'orage et de dévastation.

Je me suis perdue, je nous ai perdus. Marie, Édouard, moi et un autre, cet autre écrin où avait battu un cœur microscopique, ou s'était peut-être allumée une brève étincelle de pensée - quel est ce monde doux et velouté, aux sensations voluptueuses, où je m'insère si étroitement que je ressens partout sur mon corps nu le tiède effleuré, ce monde en mouvement où je me balance mollement les pieds en l'air, où j'alterne entre sommeil et éveil comme un balancier de paradis en paradis? Cet autre moi brutalement dévasté par un élixir de mort, déchiré par l'acte coupable de l'homme qui pousse l'assassinat aussi loin, l'acte serein d'une femme qui est l'araignée mortelle, donneuse de mort, aux tenailles impitoyables ... Et je ne saurai jamais, de ces trois univers dilapidés que j'ai côtoyés un instant au cours de ma vie, lequel aura laissé en moi son fruit d'opprobre, Tapsy au corps difforme, Mallacre à la pensée tordue, Édouard, l'émasculé d'âme ...

Je préfère ne pas le savoir, de toute façon il aurait été monstre et mystère, une vie échouée de plus sur Port-Louis, qui se serait battue pour survivre, battue pour exister, battue pour renaître, achalandant son innocence de comptoir en comptoir. Je ne veux pas le savoir, elle aurait été vendue et corrompue, elle n'aurait eu droit à aucun repentir et aucun appel, crucifiée sur les passions et les désirs, percée au cœur par les carnassiers affamés. Qu'il ou elle disparaisse dans l'oubli, et je n'aurais plus qu'une vie à assumer, qu'une existence à mener pour un temps encore.

Le temps d'un voyage et d'un cheminement au cours d'une nuit furtive, parmi ombres et esprits, lèpres et scléroses, voyage au bout du temps où, fœtus, je me suis égarée dans le ventre de Marie. Ce voyage, je l'ai accompli à perte de vie. De peur en peur, de fatalité en fatalité. De corps en corps, j'ai retrouvé les points de repère de mon univers d'angoisse. Maintenant que rien ne demeure au fond de moi, que j'ai le temps de pleurer un peu, de rire un peu, moi qui n'ai jamais connu le rire, je peux finalement faire une croix sur moi-même, sur le personnage que vous avez suivi tout ce temps, le rayer de la face du monde. Il n'y a plus rien à dire. Mes paroles se sont déroulées en lianes souples et fortes, à la sève brulante, elles forment une chevelure folle autour du visage anonyme du lecteur. Paroles, paroles, paroles. Et un œil qui regarde, contemplatif, secret. Une bouche qui s'ouvre, avide. Un cœur qui se mutile, empalé sur une haine. Il est temps d'éteindre la lumière et de retrouver mon obscurité profonde. Retourner au fond de moi-même, me résorber clans un petit noyau d'oubli. Chaud, passif, et là, cesser d'être. Sans cassure, sans brutalité. Dans un monochrome de sensations. Laisser le poison, lent et pondéré, faire son chemin dans mon corps. Cesser, simplement, sur un mot.

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Nouvelles Editions Africaines, 1989

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