Le voile de Draupadi, roman (1993)
J'ai l'impression d’entendre, déjà, les tambours. Leur rythme, leur écho, leur chant. Eux, à l'intérieur de la maison, pique-niqueurs du dimanche, mangent et boivent. Ils insistent pour que je mange avec eux, mais je refuse. J'ai besoin, dis-je, de m'incarcérer pendant quelques instants dans ma chambre, de revenir à l'intérieur de moi-même et d'y chercher la clé de ma nouvelle moralité. Ils comprennent, indulgents. Ils me laissent donc seule avec mes réflexions, reprennent Dev, un peu abasourdi, sous leur clandestine et envahissante tutelle. Dev, l'enfant, se terre auprès de sa mère. Moi, femme, j'ai rompu avec la mienne. Nous changeons, peu à peu, de rôles.
Ils me laissent seule avec mes tambours. Ils ont fait venir l’aïeule, à l'intention de laquelle j'ai hâtivement aménagé une chambre. A la voir, si frêle et tremblotante, image d'une graduelle décrépitude, j'ai bien peur qu'elle ne finisse par mourir dans ma maison, une malédiction de plus. Mais pour eux, une affaire de famille est une affaire de famille, et tout le monde doit y participer. Et les revoilà réunis, oncles et tantes, frères et soeurs, alliés et consanguins, propres et moins propres ; comme à une veillée. Est-ce pour moi ? Suis-je devenue aussi importante, moi l'étrangère, moi l'intruse, happée par la parenté tentaculaire ... Si l'aïeule meurt, ce sera une source de cohésion de plus, le malheur est le miel auquel s'agglutinent les mouches de la famille élargie : Son efficacité est à son apogée, sa chaleur à son plus haut degré d'humidité et de moiteur. Une touffeur acre monte de la terre et des fronts suants, affairés, soit dans la cuisine qui bouillonne, soit dans le salon qui bourdonne. Et soudain, je me rends compte de la raison de cette activité intense et presque joyeuse. Pour eux, le problème est déjà résolu. Leur confiance dans le rituel, dans la promesse de la mère est telle que Wynn est déjà guéri. Avec mon acquiescement, ils ont eu ce qu'ils désiraient, un dos pour porter la responsabilité du succès ou de l’échec, un acte concret grâce auquel ils peuvent faire face à une réalité trop désarmante, un geste gui perpétue une ancienne illusion précieuse à tous les hommes, celle du contrôle sur les événements de l'existence, de l’autorité et du pouvoir de l’esprit sur la matière, du dévouement humain sur le décret divin. C'est pour cela qu’ils peuvent à présent s'affairer avec un sentiment de légèreté, les femmes à la cuisine, les hommes dans le salon avec leur verre de whisky. Dev est enveloppé par la même hypnose ; lui qui, d'habitude, est réaliste à l'extrême, il arbore le même air de satisfaction rassurée, bien qu'au fond de lui tremble la conscience rationnelle de toutes les incertitudes qui pèsent sur nous.
L'aïeule, dans la chambre à côté de la mienne, tousse, se racle la gorge à grand bruit et crache. Elle se plaint en dormant, et cela m'effraie de sentir cette vie ténue et fragile à côté de moi, sa chambre est aussi solitaire et emmurée que la mienne et celle de Wynn qui demeure fermée, un peu plus loin. Nous sommes des écartées, des créatures en suspens dans une eau morte et sans remous et la moindre bouffée d'air nous est pénible et précieuse. Je me demande si elle aussi, comme moi, est à l'écoute des tambours lointains, qui se rapprochent peu à peu.
​
(L'Harmattan, 1993)